Il y a quelques mois, une de ses cousines donnait à Salim Azzam une photo de lui enfant portant un t-shirt orné d’une illustration de Dumbo, l’éléphant de Disney. « J’ai grandi dans un village replié sur lui-même et sur la nature. Les seuls récits que je connaissais, mes dessins animés à moi, étaient les contes que nous racontaient les femmes de notre communauté druze, des histoires de poules et de chacals, de poussins et de moutons. Je n’avais jamais entendu parler de Dumbo », confie Salim Azzam. Une histoire qui va avoir un impact gigantesque dont on parlera plus loin.
« La mode n’est pas pour les villageois »
À l’âge qu’il a dans la photo, 6 ou 7 ans, il est déjà conscient de sa différence, sinon de son homosexualité. Il est fasciné par la mode, les différentes manières de porter un vêtement dans un milieu où l’uniformité est de rigueur. Par bonheur, la grande famille de Bater lui est un cocon protecteur. Sa mère comme son entourage le comblent d’affection. Il ne manquera jamais d’amour. Cependant, ingénieur agricole travaillant aux Émirats, son père qui revient au pays deux fois l’an observe avec inquiétude cet enfant pas comme les autres. « Je devais me discipliner pour faire le garçon », se souvient Salim Azzam, qui n’oubliera jamais la petite phrase lancée par celui en qui il voit un héros : « La mode n’est pas pour les villageois. » « La porte de la mode s’est alors fermée pour moi. »
Machine à coudre contre divorce
La broderie et la couture, en revanche, font partie intégrante de la culture de Bater. Dès l’âge de douze ans, les fillettes étaient, à une époque pas si lointaine, réunies une fois par mois par une instructrice qui leur montrait les différents points. L’histoire et l’inspiration de certains motifs de broderie remontent à la nuit des temps. D’autres ont été pris du magazine Burda, un périodique de mode allemand qui contenait des patrons et des tutoriels. « Burda avait tant de succès dans notre région qu’il a fini par être édité en arabe ! » se souvient Salim Azzam, qui raconte aussi que quand un couple devait divorcer, dans sa communauté, le mari devait payer à sa femme une machine à coudre.
« J’étais en mission »
Après le verdict paternel, Salim Azzam renonce, définitivement croit-il, à ses rêves de mode. À l’âge d’entrer à l’université, il s’inscrit en design graphique à l’UL, département 4. « J’étais le seul artiste d’une énorme famille qui ne comprenait pas ce que je faisais. Je voulais leur montrer ce qu’était l’art », se souvient celui qui, un peu plus tard, décide de rejoindre à Edmonton son frère qui y est déjà établi, et compléter ses études dans le grand froid canadien. « Dès l’atterrissage, je m’étais demandé ce qui m’avait pris de me lancer dans cette aventure. Mais je me consolais en me disant que j’étais en mission, et qu’à mon retour, je me concentrerais sur la manière d’utiliser le design au service des gens », affirme Salim Azzam, convaincu d’avoir été porté par sa foi et que cette étape canadienne était un jalon tracé par une volonté indépendante de la sienne. Durant les quelque trois ans que dure son master, il se concentre sur les récits de son village. « Mon travail était dicté par le manque que j’avais de la maison, c’était une manière de le combler. Chaque retour, pour les vacances, était l’occasion d’un intense travail de recherche et de documentation », raconte-t-il.
Une première collection avec les femmes de son village
Après une année où il est employé comme graphiste chez Leo Burnett, Salim Azzam est contacté par Kamal Mouzawak qui lui demande de le rejoindre à l’incubateur Starch cofondé par Rabih Kayrouz. Ce dernier cherche un illustrateur pour dessiner l’affiche de cet incubateur de créateurs de mode libanais. Nous sommes en 2016 et, en grande partie grâce à Starch, la jeune garde de la mode libanaise commence à se faire remarquer à l’international. En arrivant à son rendez-vous, Salim Azzam est bouleversé. « Toute ma passion refoulée pour la mode m’a rattrapé d’un coup », confie-t-il. Ce n’est pas une affiche qu’il veut dessiner, mais des vêtements, ces expressions vivantes et mouvantes de soi, de toute une culture, qui vont par les rues, dans le monde, et qui vous racontent. Ce qu’il veut, à ce moment-là, c’est faire partie de Starch et lancer sa première collection avec les femmes de son village.
« Je ne connaissais rien d’autre que la région où j’ai vécu »
Mais quand bien même il serait admis dans l’incubateur, comment convaincrait-il les « cheikhas » de sa communauté, ces recluses volontaires pour qui la broderie est méditation et la vie prière et patience, d’adhérer à son projet ? « J’ai dessiné un visage de femme, les yeux fermés, et j’ai littéralement fait du porte-à-porte pour recruter les brodeuses et couturières qui accepteraient de me rejoindre. » La première fut Aïda, aujourd’hui un pilier de la marque Salim Azzam. « Ma cousine Aïda, je l’ai connue à toutes les étapes de sa vie, je l’ai vue s’occuper de son mari malade, je sais à quel point elle est volontaire et dévouée, rien ne lui était impossible », souligne Azzam, qui va compter sur elle pour fonder son atelier. Les premiers modèles sont brodés de contes de Bater. Le renard, la poule et ses poussins, des clémentines, fruit emblématique de la région. « Je ne connaissais rien d’autre que la région où j’ai vécu. Je voulais rendre hommage aux gens de ma communauté », poursuit-il. Il n’oubliera jamais les étoiles dans les yeux de Rabih Kayrouz au moment de poser son premier modèle sur un mannequin d’atelier. Il n’oubliera pas non plus l’émotion débordante qui le saisit à cet instant précis : « Dans cette silhouette, j’ai revu toutes les femmes de mon enfance. » L’enthousiasme de l’accueil fait aux premiers modèles est incroyable, se souvient Azzam qui voit ses illustrations portées à un autre niveau. Son projet communautaire, à l’état de rêve, se concrétise enfin, et son obsession refoulée de la mode prend forme, prend sens. « Ce projet m’a reconnecté avec moi-même. Je ne l’aurais pas mené si je n’étais pas celui que je suis. »
À la Fashion Week de Londres
Avec son fort accent du Chouf qu’il n’a jamais songé à contrefaire, Azzam fait figure de phénomène dans le milieu beyrouthin de la mode. Double phénomène puisque, dans son propre village, il est cet attendrissant électron libre qui s’intéresse à des choses en marge des traditions et se pâme devant un savoir-faire si inhérent à la culture locale qu’il n’y a même pas lieu d’en parler. Pourtant, Salim Azzam va non seulement devenir un label à l’échelle d’un village, mais aussi à l’échelle d’un pays, se positionnant déjà parmi les marques à suivre dans l’univers de la mode en alignant les prix : celui de Fashion Trust Arabia partagé avec Roni Helou en 2019, et récemment le Qasimi Rising qui lui permet de présenter sa collection à la Fashion Week de Londres.
L’envol de Dumbo
Et Dumbo ? Le petit éléphant avait de si grandes oreilles qu’il en était moqué à longueur de journée et en pleurait toutes les nuits... jusqu’au jour où il découvre que ses grandes oreilles lui permettent de voler. Quand Salim Azzam fait sa recherche, il comprend que ce Dumbo sur son t-shirt de gamin était un signe. Cette épiphanie lui inspire sa nouvelle collection : Elephant in the Room. Des nœuds démesurés, posés haut, rappellent les oreilles du petit éléphant et les transforment en ailes. Les modèles sont présentés sur des podiums de cirque roses. Toute la thématique s’articule autour du cirque, en fait. Broderies souffleur de feu, képis de groom brodés de paysages de Bater, épaulettes de dresseur, l’univers des chapiteaux est là tout entier, détourné, décalé, sublimé, en un mot « batérisé ». Salim Azzam, dont le père est aujourd’hui le plus grand fan, est simplement heureux. « Je sens que le mot “mode” ne rend pas justice à ce que la mode représente pour moi. Comment trouver ailleurs une telle combinaison de valeurs, de l’art à l’histoire, du savoir-faire à la valorisation humaine et sociale, à l’expression dans ce qu’elle a de plus universel ? » s’exclame-t-il avec son sourire désarmant.